Opinion

Ce que mon père m’a appris...

31 octobre 2018 par Bertrand Piccard

La plupart des enfants grandissent en entendant leurs parents leur raconter des contes de fée. Pour moi, ce furent plutôt des histoires d’exploration. Captivé, j’écoutais les récits que mon père me faisait de la conquête des pôles, de l’Everest, de l’espace, des abysses. Je découvrais les ascensions stratosphériques de mon grand-père Auguste, inventeur de la cabine pressurisée qui équipe aujourd’hui tous les avions et premier homme à avoir vu de ses propres yeux la courbure de la Terre. Aussi les plongées de mon père avec le Bathyscaphe, jusqu’à l’exploit mythique de la Fosse des Mariannes, le point le plus profond des océans à 11 kilomètres sous la surface du Pacifique. Je me rappelle comme si c’était hier la sortie du film « 20'000 lieux sous les mers ». J’avais 7 ans. Assis à côté de mon père, je m’étais tourné vers lui en pleine projection en me disant : « Moi aussi j’ai un Capitaine Nemo à la maison ! »

Mon père et mon grand-père m’ont toujours dit qu’un record ne consiste qu’à battre la performance de celui qui nous a précédés. L’explorateur est capable de mieux : découvrir de véritables nouveautés ou effectuer des premières, c’est à dire accomplir quelque chose que personne n’avait encore réussi ou même cru possible. Toutes les premières qui peuplaient les récits de mon enfance avaient été profondément utiles à l’humanité. Elles avaient ouvert de nouvelles voies, de nouveaux modes de transport. Elles avaient changé la face du monde et surtout profondément modifié notre perception de l’impossible. Celles qui n’avaient pas eu de conséquences pratiques directes, comme la conquête des plus hauts sommets, avaient eu cette capacité de donner de l’espoir à l’humanité en lui montrant ce que l’être humain est capable d’accomplir avec du courage et de la persévérance. Certaines s’étaient aussi avérées déterminantes pour la protection de l’environnement. Comme, dans le cas de mon grand-père, ses ascensions stratosphériques qui ont montré que les avions pourraient économiser du carburant en volant dans de l’air moins dense. Ou la plongée du Bathyscaphe « Trieste » dans la Fosse des Mariannes : en découvrant un poisson à 11'000 mètres de profondeur, mon père avait forcé les gouvernements à mettre un terme à leurs projets de jeter les déchets radioactifs et toxiques dans les abysses que tout le monde croyait désertes.

Au contact de mon père, l’exploration devenait la seule façon de vivre, et j’étais convaincu que tout le monde partageait ce même état d’esprit : sortir des préjugés pour entrer dans les doutes et l’inconnu ; utiliser les points d’interrogation afin de stimuler sa créativité et inventer de nouvelles solutions ; transformer l’impossible en possible ! Y aurait-il une autre façon de voir le monde ? Je pensais que non, jusqu’à ce que je réalise que l’état d’esprit de l’explorateur était en fait très peu répandu sur cette planète. La confrontation à l’inconnu fait peur à tous ceux qui préfèrent se rassurer avec des dogmes, des paradigmes et des habitudes. Quelle déception !... Pour lui encore plus que pour moi.

C’est cette déception qui a fait vieillir mon père prématurément, le scepticisme ambiant qui entourait ses inventions et cassait son enthousiasme, les efforts incessants qu’il faisait pour trouver le financement de ses projets. Il avait hypothéqué la maison familiale pour payer son plus récent sous-marin et, avec mon frère et ma sœur, nous le voyions se consumer au fur et à mesure des refus qu’il essuyait. L’exploration est merveilleuse mais combien difficile dans un monde qui préfère les certitudes.

J’ai été douloureusement tiraillé comme adolescent par la loyauté de devoir travailler avec mon père, et l’aider à réaliser ses derniers rêves. Quel devait être le destin de la troisième génération ? Continuer une trajectoire ou trouver sa propre voie ? En fait ni l’un ni l’autre, mais j’ai mis longtemps à m’en rendre compte. Loin de devoir choisir entre les deux, il me fallait faire les deux ! Prolonger sans continuer, diverger pour enrichir, mélanger les cartes pour relancer le jeu. Accomplir une grande boucle pour que le retour à l’origine puisse se faire sur un autre plan. Je ne devais pas concilier ma vie avec celle de mon père, mais réconcilier les approches diamétralement opposées de mon père scientifique et de ma mère humaniste : amener la dimension philosophique dans la technologie, spirituelle dans l’exploration et exploratoire dans la recherche du sens de la vie.

Je suis donc devenu médecin, psychiatre, hypnothérapeute, pour trouver ma place comme explorateur. J’ai plongé dans les affres que les patients s’infligent pour éviter de s’épanouir, dans leur résistance aux changements et dans leur peur de la transcendance. L’hypnose m’a fait découvrir la beauté de la guérison, l’immensité des ressources intérieures capables de transformer l’être humain. J’ai été fasciné par le degré de performance qu’on peut atteindre grâce à la conscience de soi dans l’instant présent, que ce soit par la méditation ou les loopings en Deltaplane. Le sport extrême me permettait de faire le lien entre spiritualité et exploration, découverte de soi, de la vie, du monde.

Ce n’était pas ce que je faisais qui m’intéressait le plus, mais comment le partager pour donner envie aux autres de se dépasser aussi, de repousser les limites qui les empêchent d’évoluer. Je voulais que mes aventures leur soient utiles. C’est en cela que nos 3 générations diffèrent. Les deux premières avaient une foi totale dans la technologie pour explorer le monde extérieur, ne laissant aucune place aux émotions devenues inutiles. La troisième fait confiance à la sensibilité humaine pour découvrir le monde intérieur. La même curiosité, le même besoin de comprendre et de changer le monde, mais de façon complémentaire. C’est ensemble que nous formons un tout. Je n’existerais pas sans la génération précédente, mais l’histoire de mes ancêtres se serait arrêtée sans la mienne.

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